Parallèlement à toute approche environnementale du développement durable, la question de l’organisation politique et sociale, des modes de production et de consommation, doit être posée :

Avant tout, qu’entend-t-on par croissance ?

Quels processus nous poussent à consommer, produire à outrance, et aliènent nos capacités de jugement et subjectivités ?

Quelles peuvent être les pistes pour retrouver notre liberté d’action ?

Dans les pages qui suivent, nous tâcherons de trouver quelques éléments d’analyse au travers d’un aperçu synthétique puisé dans des textes fondateurs de l’écologie politique.

Nous démarrerons avec Henry David THOREAU (1817-1862), qui dans une Amérique en pleine révolution industrielle fait le choix d’une vie solitaire en pleine nature, expérience qu’il relate dans Walden ou la vie dans les bois, son ouvrage majeur. A ce « gaspillage de vies » d’une société vue comme de plus en plus marchandisée et vouée à une perpétuelle compétition, Thoreau oppose la prééminence de la pensée subjective :

« Vendez vos habits et gardez vos pensées! »

Pour Hans JONAS (1903-1993), la question homme/nature se pose désormais de façon prégnante : face au développement incontrôlé de la technoscience menaçant la biosphère, notre devoir de responsabilité doit être total. Il s’agit de mettre en place

une autorégulation basée sur un savoir prospectif, une « futurologie de l’avertissement »

Yvan ILLICH (1926-2002), procède quant à lui à une analyse critique de la société industrielle et fait le lien entre production de masse et aliénation. L’évolution d’un certain nombre d’ « outils », censés être au service de la population, vers une réelle exploitation du corps social est également dénoncée.

Cornélius CASTORIADIS (1922-1997), voit dans l’emprise croissante des valeurs marchandes, poussant sans limite la production et la consommation, une des conséquences du retrait de la sphère publique. L’humain devient machine à produire, à consommer… et à détruire la biosphère. D’où l’urgence de proposer un autre imaginaire de développement.

Félix GUATTARI (1930-1992), propose une « écosophie » sociale et mentale comme contre-feu à l‘uniformisation mass-médiatique, considérée comme un danger équivalent à celui qui menace l’environnement naturel. Face aux manipulations dictées par une économie de profit, il s’agit pour lui de forger de nouvelles valeurs, de soutenir la production d‘objets singuliers ou « a-signifiants », voire même de générer du dissensus

Une recherche incessante et multidisciplinaire conduit Edgar MORIN (1921-), à proposer une réforme de pensée apte à relever le défi de la « complexité » humaine, à lutter contre les « cécités de la connaissance » et les « illusions » pour approcher au plus près d’un savoir pertinent… et opératoire.

Cette nouvelle approche doit pouvoir s’appliquer non seulement à la recherche scientifique, mais également à la résolution de nos problèmes humains, environnementaux, sociaux et politiques.

Enfin, c’est en premier lieu la « culture du quotidien » qu’il s’agit, pour André GORZ (1923-2007), de préserver face à la domination des rapports marchands et au règne des experts. Faire mieux avec moins, élaborer une norme du suffisant pour créer une civilisation industrielle « éco-compatible » en rupture avec un capitalisme sans lien avec l’économie réelle.

En prolongement, nous conclurons par un aperçu de quelques travaux d’auteurs contemporains, sous l’angle du lien entre écologie et démocratie.

Henri David THOREAU

Pourquoi vivre avec cette hâte et ce gaspillage de vie ?

« Vers la fin de mars 1845, ayant emprunté une hache je m’en allai dans les bois qui avoisinent l’étang de Walden, au plus près duquel je me proposai de construire une maison, et me mis à abattre de grands pins Weymouth fléchus, encore en leur jeunesse, comme bois de construction.»

C’est là, en pleine nature, que l’auteur de « La désobéissance civile » s’installe pendant deux ans et deux mois, loin de tout voisinage et ne devant sa vie qu’au travail de ses mains. Thoreau a alors 28 ans. Walden ou la vie dans les bois, fruit de cette expérience, paraîtra en 1854.

Entre fulgurances littéraires liées à la contemplation de la nature et des saisons, détails cocasses et digressions ironiques, Thoreau égraine un discours de résistance, une critique acerbe de ses contemporains vus comme enserrés dans des logiques de vie ineptes.

La société industrielle, en plein essor, est accaparée par une frénésie productive et consommatrice : il s’agit d’y voir plus clair, de replacer l’homme dans son milieu originel et d’en tirer les enseignements :

« Je gagnais les bois parce que je voulais vivre suivant mûre réflexion, n’affronter que les actes essentiels de la vie, et voir si je ne pourrais apprendre ce qu’elle avait à enseigner »

Déjà chez Thoreau, l’idée de progrès et de développement est un mythe et nous mène à une perte de sens :

« Pourquoi serions-nous si désespérément pressés de réussir et dans de si désespérées entreprises ? »

« L’existence que mènent généralement les hommes, en est une de tranquille désespoir. Ce que l’on appelle résignation n’est autre chose que du désespoir confirmé.»

L’obligation de rendement est perçue comme anti-nature, contraire au respect de soi et de autres :  

« Il faut bien le dire, l’homme laborieux n’a pas le loisir qui convient à une véritable intégrité de chaque jour. Il ne saurait suffire au maintien des plus nobles relations d’homme à homme ; son travail en subirait une dépréciation sur le marché. Il n’a le temps d’être rien autre qu’une machine (…) Les plus belles qualités de notre nature, comme la fleur sur les fruits, ne se conservent qu’à la faveur du plus délicat toucher. Encore n’usons-nous guère à l’égard de nous-mêmes plus qu’à égard les uns des autres de si tendre traitement.»

Les hommes devenus les outils de leurs outils

Le besoin d’accumulation et de consommation et son corollaire, une forme d’absurdité qui rend l’homme esclave de ce qu’il possède est aussi questionné1 :

« On dirait qu’en général les hommes n’ont jamais réfléchi à ce qu’est une maison et sont inutilement pauvres toute leur vie parce qu’ils croient devoir mener la même que leurs voisins (…) Travaillerons-nous toujours à nous procurer d’avantage, et non parfois à nous contenter de moins ? Le respectable bourgeois enseignera-t-il gravement, de précepte et d’exemple, la nécessité pour le jeune homme de se pourvoir avant de mourir, d’un certain nombre de « caoutchoucs » superflus, et de parapluies, et de vaines chambres d’amis pour de vains amis ? »

« Et lorsque le fermier possède enfin sa maison, il se peut qu’au lieu d’en être plus riche il en soit plus pauvre, et que ce soit la maison qui le possède.»

Certains outils, entendus au sens large, censés amener plus de confort et de qualité de vie, sont remis en cause (on pense aux thèses bien plus tardives d’Illich sur les transports, l’outil convivial et l’outil destructeur)  :

« On me dit « je m‘étonne que vous ne mettiez pas d’argent de côté ; vous aimez les voyages, vous pourriez prendre le chemin de fer, et aller à Fitchburg aujourd’hui pour voir le pays.» Mais je suis plus sage. J’ai appris que le voyageur le plus prompt est celui qui va à pied. Je réponds à l’ami : « supposez que nous essayons de voir qui arrivera là le premier. La distance est de trente mille, le prix du billet de quatre vingt dix cents, c’est là presque le salaire d’une journée (…) Soit me voici parti à pied et j’atteins le but avant la nuit (…) vous aurez pendant ce temps là travaillé à gagner le prix de votre billet et arriverez à une heure quelconque, peut être ce soir si vous avez la chance de trouver de l’ouvrage en temps. »

« La simplicité et la nudité même de la vie de l’homme aux âges primitifs impliquent au moins cet avantage qu’elles le laissaient n’être qu’un passant dans la nature (…) Mais voici les hommes devenus les outils de leurs outils ! L’homme qui en toute indépendance cueillait les fruits lorsqu’il avait faim est devenu un fermier ; et celui qui debout sous un arbre en faisait son abri, un maître de maison. Nous ne campons plus aujourd’hui pour une nuit, mais nous étant fixés sur la terre avons oublié le ciel.»

Thoreau critique une culture de la consommation naissante qui, déjà, mise sur la rivalité et l’individuation :

« Il se déverse dans le monde un incessant torrent de nouveauté en dépit de quoi nous souffrons une incroyable torpeur.»

« Comme je préférais certaines choses à d’autres, et faisais particulièrement cas de ma liberté, comme je pouvais vivre à la dure tout en me trouvant fort bien, je n’avais nul désir pour le moment  de passer mon temps à gagner de riches tapis plus qu’autres beaux meubles, cuisine délicate ni maison de style grec ou gothique. S’il est des gens pour lesquels il n’est pas interruption que d’acquérir ces choses, et qui sachent s’en servir une fois qu’ils les ont acquises, je leur abandonne la poursuite.»

Enfin l’auteur affirme la prééminence de la pensée subjective sur tous biens matériels :

« Les choses ne changent pas, c’est nous qui changeons. Vendez vos habits et gardez vos pensées.»

Aux malades , les médecins recommandent avec sagesse de changer d’air et de paysage

C’est à un voyage intérieur que nous invite Thoreau : il n’est jamais trop tard pour renoncer à nos préjugés et partir à la découverte de nos singularités.

« Soyez un Colomb pour de nouveaux continents et mondes entiers enfermés en vous, ouvrant de nouveaux canaux, non de commerce, mais de pensée »

« L’univers est plus vaste que nos aperçus du même. Nous devrions regarder plus souvent par dessus la poupe de notre bâtiment, en passagers curieux, et ne pas faire le voyage en matelots bornés qui fabriquent de l’étoupe.»

… et pour nous désaliéner :

« Grâce à mon expérience, j’appris au moins que si l’on avance hardiment dans la direction de ses rêves, et s’efforce de vivre la vie qu’on s’est imaginée, on sera payé de succès inattendu en temps ordinaire. On laissera certaines choses en arrière, franchira une borne invisible ; des lois nouvelles, universelles, plus libérales, commenceront à s’établir autour et au-dedans de nous ; ou des lois anciennes à s’élargir et s’interpréter en notre faveur dans un sens plus libéral, et on vivra en la licence d’un ordre d’être plus élevé. En proportion de la manière dont on simplifiera sa vie, les lois de l’univers paraîtront moins complexes.»

Cette immersion, ce voyage dans l’épaisseur des choses de la nature…

« Soirs délicieux où le corps entier n’est plus qu’un sens et par tous les pores absorbe le délice, je vais et je viens avec une étrange liberté dans la nature, devenu partie d’elle-même.»

… est également une leçon de tolérance et d’ouverture à l’autre voire un moyen d’acquérir de nouvelles valeurs à partager avec ses semblables :

« La nature et la vie humaine sont aussi variées que nos divers tempéraments. Qui dira l’aspect sous lequel se présente la vie à autrui ?  Pourrait-il se produire miracle plus grand pour nous que de regarder un instant avec les yeux des autres.»

Ainsi qu’une incitation à réinventer ces vies considérées comme absurdes, des existences « domestiques sous plus de rapport que nous le pensons » :

« Vie d’insensé, ils s’en apercevront en arrivant au bout.»

Hans JONAS

La question homme / nature

Dans l’évolution du vivant, c’est très tardivement que l’homme est apparu, et ce avec des conséquences inouïes : aujourd’hui, la puissance de la pensée a mis hors jeu les mécanismes de l’équilibre biologique régulant jusqu’alors les systèmes écologiques

Au service quasi exclusif du corps, l’esprit a fait de l’homme la plus vorace de toutes les créatures.

Les techniques nouvelles exercent aujourd’hui sur l’environnement naturel un impact considérable révélé au cours de la seconde moitié du siècle : au-delà du revenu capable de se régénérer c’est maintenant le capital unique de l’environnement qui est entamé.

De ce fait, pour Hans Jonas, la question du dualisme relation homme/nature est désormais posée de manière brutale et totalement nouvelle

« Il y déjà la notion, chez Heidegger, de « l’être au monde », du « pré-courir vers la mort » c’est à dire la réflexion sur l’être et sa propre mortalité qui mène chacun à la résolution de son « être-soi » propre, son existence authentique. Mais c’est une mortalité bien abstraite et sans fondement concret qu’il s’agissait ici de prendre en compte pour inciter au sérieux de l’existence : le prédicat « mortel » renvoie pourtant de façon pressante à l’existence du corps dans toute sa naturalité brute et exigeante mais celui-ci n’est jamais nommé ».

Que signifie le monde pour l’ « être là » qui s’y trouve mais aussi que signifie « être là » c’est à dire l’homme pour le monde qui le contient ?

Pour l’auteur, ces interrogations sont déjà présentes chez Heidegger mais de manière abstraite. Silence absolu sur ce qui concerne le corps, notamment dans son aspect physico biologique (qu’en est-il de l’énoncé « j’ai faim» ?), « comme si la question de l’être n’avait pas été touchée par toute l’impétuosité de l’interrelation entre l’homme et la nature ».

Cette question entre l’homme et la nature, voire entre l’esprit et la matière, ne peut plus désormais être posée à la lueur paisible de la méditation théorique : depuis 1945, c’en est fini de la noble distance de la métaphysique avec les évènements quotidiens : politique et société passent au premier plan de l’intérêt philosophique. L’engagement moral imprègne alors la recherche théorique (L’école de Francfort / Habermas2)

La seconde guerre mondiale est en ce sens une sorte de ligne de partage des eaux : place à la réalité de l’expérience vécue et aux tâches qu’elle a léguées

(Hiroshima et la course effrénée aux armements atomiques fut le premier déclencheur d‘une réflexion théorique sur la technique dans le monde occidental). Dès sa naissance, la critique philosophique de la technique est donc marquée du sceau de l’angoisse (Günther Anders3).

Par ailleurs, plus récemment, des dilemmes inédits dans le règne de la moralité ont été introduits par les biotechnologies.

Désormais, la philosophie ne peut aborder sa nouvelle mission qu’en gardant le plus étroit contact avec les sciences de la nature « car elle nous disent ce qu’est ce monde corporel avec lequel notre esprit doit conclure une nouvelle paix ».

Liberté de choix et responsabilité de l’action

L’avenir n’est pas tranché : l’instance connaissante est précisément ce même esprit qui a provoqué la situation. L’esprit tire aussi ses propres motivations originelles de la perception des valeurs et en lui se forment les concepts du bien, du devoir et de la faute.

Aussi l’homme est-il en mesure d’affirmer sa liberté de choix et la responsabilité de son action.

« La question se pose sur le fondement ontologique de la notion de devoir de responsabilité et sur la légitimité de son existence à notre encontre.»

Jonas développe ainsi longuement sa théorie de la responsabilité dans son ouvrage majeur « Le principe responsabilité » :

Cette capacité de responsabilité repose tout d’abord sur la faculté de l’homme à choisir, sciemment et délibérément, entre des alternatives de l’action. Puis à la reconnaissance abstraite du droit prioritaire à l’être qui, exposé à la puissance d’autrui, est dans le même temps confié à elle : il faut que ce devoir soit éprouvé pour qu’on le respecte.

Liberté humaine et teneur en valeur de l’être sont les deux pôles entre lesquels se tient la responsabilité.

« La puissance de notre action d’aujourd’hui, avec la globalisation de la technique, implique une responsabilité du même ordre de grandeur ».

Celle-ci requiert un savoir objectif (connaissance des causes physiques) et subjectif (connaissance des fins humaines).

Futurologie de l’avertissement

L’une des tâches de la philosophie est de développer cette connaissance, de tenir les consciences en alerte et de travailler à l’idée d’une paix entre l’esprit et la nature.

Il s’agit de mettre en œuvre une futurologie, c’est à dire une projection de ce à quoi, par un enchaînement de causes à effets, notre action d’aujourd’hui peut conduire.

Cette futurologie de l’avertissement a pour objectif une autorégulation d‘un pouvoir considéré comme déchaîné.

Jonas propose la mise à contribution des sciences, sous la forme d’une branche de la recherche ayant pour mission d’établir un bilan de la planète avec des propositions.

L’élaboration d’un « budget équilibré entre l’homme et la nature » devra passer  par :

1) des estimations quantitatives tel que les effets de la puissance technique sur l’environnement  les conditions extérieures de la vie future, les seuils critiques.

En cas de pronostics hésitants, il faut prêter l’oreille à celui d’entre eux qui a valeur d’avertissement en appliquant la règle d’une heuristique de la crainte.

2) des approches qualitatives et immanquablement métaphysique : quel est par exemple, le bien humain face aux évolutions de la biologie humaine ? Comment aborder les questions ayant trait à la notion de bonum humanum, du sens de la vie et de la personne, de l’intégrité de l’image humaine ?

En partant de l’essence, grâce à la métaphysique, la rencontre d’une éthique du futur avec la technique peut se produire déjà en avance sur les capacités techniques et conduire à des jugements qui engagent, à l‘affirmation du fait que telle ou telle chose n’a tout simplement pas lieu d’être.

La liberté de la science se heurtera alors à une barrière, sous l’angle de la fin comme du moyen.

Il s’agira, à la lumière de ce savoir, d’élaborer une connaissance de ce qu’il faut permettre et de ce qu’il faut éviter, à dégriser la connaissance de son ivresse et à la protéger d’elle-même.

Néanmoins, face à la pression croissante d’une crise écologique mondiale,  l’hypothèse d’un régime autoritaire prétendant faire oeuvre de salut comme alternative à l’anéantissement physique n’est pas exclue par Jonas.

La paradoxe ultime est bien celui d’une déshumanisation en vue de  sauver l’humanité : sommes nous en droit de nous rendre inhumains pour que les humains subsistent sur la terre ?

C’est bien la tâche de la philosophie de veiller sur ce à quoi on ne peut renoncer.

Avertissement ne vaut pas recommandation, mais la question reste ouverte chez Jonas : cette survie physique s’obtiendra-t-elle au prix de la liberté ?

Yvan ILLICH

Surcroissance et aliénation

Illich procède à une analyse critique de la croissance industrielle :

« Au stade avancé de la production de masse une société produit sa propre destruction. La nature est dénaturée. L’homme déraciné, castré dans sa créativité, est verrouillé dans sa capsule individuelle (…) le monopole du mode industriel de production fait des hommes la matière première que travaille l’outil.»

« Nous sommes tellement déformés par les habitudes industrielles que nous n’osons pas imaginer le champ des possibles : renoncer à la production de masse, pour beaucoup, c’est retourner aux chaînes du passé ou à l’utopie du bon sauvage.

Or il nous faut élargir notre vision aux dimensions du réel. »

Pour Illich, cette idée du développement nous mène également à une véritable « perte des sens » : la communication et les services sont devenus des besoins universels et la réalité sensorielle est de plus en plus recouverte par des injonctions programmées « à voir, entendre, goûter.»

Il s’agit donc dans un premier temps de reconnaître l’existence d’échelles et de limites naturelles.

Outil juste ou destructeur

Ce qu’Illich appelle « société conviviale » est une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité et non au service d’un corps de spécialistes. Celle-ci accroît le pouvoir et le savoir de chacun, permet d’exercer sa créativité à seule charge de ne pas empiéter sur ce même pouvoir chez autrui.

L’auteur met en avant deux seuils de mutations institutionnelles observables historiquement aussi bien pour les domaines de la médecine, des grandes institutions tertiaires, de l’éducation, des postes, de l’assistance sociale, des transports.

Dans un premier temps (1913), c’est l’application d’un savoir à la solution d’un problème spécifique et de critères permettant de mesurer le gain d’efficience obtenu.

Dans un deuxième temps (1955), les progrès effectivement réalisés deviennent un moyen d’exploiter le corps social, de le mettre au service de valeurs qu’une élite spécialisée détermine et révise sans cesse ce qui conduit à la spécialisation des tâches, à l’institutionnalisation des valeurs et à la centralisation du pouvoir.

L’homme devient l’accessoire de la machine ou un rouage de la bureaucratie.

L’exemple des transports est particulièrement pertinent : le constat est qu’il a fallu un siècle pour passer de la libération par les véhicules à moteur à l’esclavage de la voiture.

En effet, l’ensemble de la société consacre de plus en plus de temps à la circulation qu’il est censé lui en faire gagner (déjà 1500 heures par an pour un américain moyen en 1975), soit 4 heures par jour. Dans ce calcul, Illich prend également en compte le temps de travail consacré à payer l’achat et l’entretien du véhicule, le carburant etc… A cet américain moyen, donc, il faudra 1500 heures pour faire 10 000 km  soit … une vitesse moyenne de 6km/h.

L’homme a besoin a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelle et non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

Il  y a donc urgence à passer de l’outil dominant à l’outil convivial, de la répétitivité du manque (liée à une productivité hypertrophiée créant et multipliant les besoins à l’envi), à la spontanéité du don.

Illich range également dans la notion d’ « outil » les institutions productrices de biens et de services.

L’éducation par exemple est une notion inconnue avant la réforme puis on la théorise (notamment Jan Amos Comenius dans sa Magna Didactica) et c’est le début d’une production en chaîne du savoir censée diminuer le coût et augmenter la valeur de l’éducation, mais avec quelles conséquences ?

« La redéfinition du processus d’acquisition du savoir en terme de scolarisation n’a pas seulement justifié l’école en lui donnant l’apparence de la nécessité ; elle a aussi créé une nouvelle sorte de pauvres, les non-scolarisés, et une nouvelle sorte de ségrégation sociale, la discrimination de ceux qui manquent d’éducation avec ceux qui sont fiers d’en avoir reçu. L’individu sait exactement à quel niveau de la pyramide hiérarchique du savoir il s’en est tenu et connaît avec précision sa distance au pinacle. Une fois qu’il a accepté de se laisser définir par son degré de savoir par une administration, il accepte sans broncher par la suite que des bureaucrates déterminent son besoin de santé, que des technocrates définissent son manque de mobilité »

Là encore l’institution pose des valeurs abstraites puis les matérialisent en enchaînant l’homme avec des mécanismes implacables.

Or selon Illich, l’outil « juste » ou « convivial » doit être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie de chacun. Il ne suscite ni esclave ni maître et accompagne le développement personnel.

C’est un dispositif « avec lequel travailler et non qui travaille à notre place ».

Reconquérir les levier politico-juridiques

Or comment assurer la défense de notre vie et de notre travail contre les outils et les institutions qui menacent ou méconnaissent le droit des personnes à utiliser leur énergie de façon créative ?

Quelles actions sont à mener pour qu’une majorité de gens prennent le contrôle de ces outils ?

Face à une société utilitariste qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre par la consommation maximale de biens et de services il faut opposer la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir selon trois conditions :

– La survie (condition nécessaire mais non suffisante de l’équité)

– L’équité (distribution équitable de l’énergie, partage du pouvoir et de l’avoir)

– L’autonomie créatrice

Il faut donc s’interroger soi-même : qui m’enchaîne, qui m’accoutume à ces drogues ? Poser la question, c’est déjà y répondre, c’est se libérer de l’oppression du non-sens et du manque.

L’outil destructeur accroît l’uniformisation, la dépendance, l’exploitation et la consommation d’énergie. Il s’agit tout d’abord de le repérer.

Pourquoi donc, l’homme moderne a-t-il du mal à penser le développement et la modernisation en termes d’abaissement plutôt que d’accroissement de la consommation d’énergie ?

Pourquoi la science et la technique étayent le mode industriel de production et imposent de ce fait la mise au rancart de tout outillage spécifiquement lié à un travail autonome et créateur ?

Un renversement du cadre d’institution qui régit l’application des sciences et des techniques  est nécessaire car l’avancée scientifique n’est pas forcément synonyme, par exemple, d’outillage programmé se substituant à l‘initiative humaine. On peut imaginer au contraire le développement d’un large éventail d’outils modernes et conviviaux pour réduire le poids du labeur, servir l’expansion de l’œuvre personnelle…

Illich identifie cinq menaces portées à la population de la planète :

1) La surcroissance qui menace le droit de l’homme à s’enraciner dans l’environnement avec lequel il a évolué

2) L’industrialisation qui menace le droit de l’homme à l’autonomie dans l’action

3) La surprogrammation de l’homme en vue de son nouvel environnement qui menace sa créativité

4) La complexification des processus de production qui menace son droit à la parole, c’est à dire le politique.

5) Le renforcement des mécanismes d’usure qui menace le droit de l’homme à sa tradition, son recours au précédent à travers le langage, les mythes et le rituel.

 

Pour agir, l’enjeu est de reconquérir les leviers politico-juridiques grâce auquel les gens puissent se saisir, mettre en accusation et corriger ce déséquilibre.

Pour guider cette reconquête, Illich propose trois principes majeurs inhérent à toute procédure :

1) Un conflit soulevé par un personne est légitime.

2) La dialectique de l’histoire a le pas sur les processus présents de décision

3) Le recours à la population, à des pairs choisis entre égaux, scellent les décisions communautaires.

Illich met en avant l’exemple du droit coutumier comme moyen d’immobiliser puis d’inverser la logique de nos institutions dominantes.

Cornélius CASTORIADIS

Public-Privé : les trois sphères

Il y a originellement trois sphères : publique (où se prennent les décisions s’appliquant obligatoirement à tous et publiquement sanctionnées), privée (la vie étroitement personnelle des gens) et public/privée (ouverte à tous mais où le pouvoir politique, même si il est  exercé par la collectivité, n’a pas à intervenir). Lorsque les trois sphères sont confondues, c’est le totalitarisme.

Dans le monde contemporain, il y a confusion de la sphère publique et de la sphère publique/privée : c’est l’oligarchie libérale, la suppression du caractère effectivement public de la sphère publique par une partie de la sphère publique /privée.

Ce retrait des peuples de la sphère publique permet à l’oligarchie économique, politique et médiatique d’échapper à tout contrôle.

L’augmentation de la production et de la consommation : une obsession contemporaine :

Le but affiché de l’activité humaine semble désormais être l’expansion illimité de la production, de la consommation (et de son corollaire, le gaspillage), en vue de l’acquisition d’un prétendu « bien-être matériel ».4

Castoriadis note que le marxisme participe intégralement à cet imaginaire. Pour lui, comme pour l’idéologie dominante de l’époque, tout dépend de l’augmentation des forces productives : c’est lorsque la production aura atteint un niveau suffisamment élevé que l’on pourra passer à une société vraiment libre et égale. Techniques de production et nature des objets fabriqués ne font également l’objet d’aucune critique chez Marx.

Ce n’est qu’à partir des années 50 que l’on découvre les ravages du capitalisme sur l‘environnement notamment avec Silent spring (Le printemps silencieux) le livre de Rachel Carson dénonçant le désastre écologique provoqué par l’emploi massif d’insecticides.

Or, cette obsession contemporaine de l’augmentation de la production et de la consommation est pratiquement absente des autres phases de l’histoire.

Ce que l’on appelle « progrès économique » a été obtenu :

– par la transformation des humains en machines à produire et à consommer,

– par des destructions continues et irrémédiables infligées à la biosphère : il ne s’agit désormais même plus d’une défense de la nature mais d’une lutte pour la sauvegarde de l’être humain et de son habitat.

Paradoxalement le chômage actuel trouve son origine dans l’accroissement de la productivité du travail accompagné d’une très faible réduction de la durée du celui-ci (période 1940/1990)  à l’opposé de la période 1840/1940 où la durée hebdomadaire  été réduite de  72 heures à 40 heures.

Castoriadis évoque le paléolithique où la durée de « travail » (cueillette et chasse,  fêtes collectives plutôt que véritable labeur)  était de 2  à 3 heures par jour (voir notamment Marschall Sahlis « Age de pierre, âge d’abondance »)

Par ailleurs, avec l’autonomisation de la techno-science, la question n’est plus de savoir si il y a des besoins à satisfaire, mais si tel exploit scientifique ou technique est possible : la science est incapable de fixer ses propres limites et ses finalités.

Le projet d’autonomie individuelle et collective :

Comment donc s’opposer à l’extension irréfléchie et illimitée de la production (c‘est à dire à une économie qui soit un moyen et non une fin de la vie humaine) et à une techno-bureaucratie mue par le désir de l’expansion illimitée ?

Castoriadis propose un projet d’autonomie individuel et collectif relié à l’activité lucide des individus et des peuples c’est à dire à leur volonté, leur compréhension, leur imagination propres.

Il s’agit de faire en sorte que la passion pour les objets de consommation soit remplacée par la passion pour les affaires communes où les processus de réflexion et de délibération soient le plus larges possibles.

Cette écologie n’est pas pour Castoriadis une idéologie. C’est un projet politique démocratique radical et critique de l’imaginaire de développement actuel.

Il indique à l’homme sa propre limitation, lui rappelle la notion grecque d’Hubris (l’arrogance) toujours sous-tendue par la Némésis (la punition).

Elle doit également rendre son sens au fait de travailler, de produire, de  créer et aussi de participer à des projets collectifs, de se diriger soi-même individuellement et collectivement, de décider des orientations sociales.

« La tâche d’un homme libre est de se savoir mortel et de se tenir au bord de cet abîme, dans ce chaos dénué de sens et dans lequel nous faisons émerger des significations.»

Felix GUATTARI

Défense de l’environnement et standardisation des comportements

Tchernobyl nous a brutalement montré les limites des pouvoirs techno-scientifiques : il s’avère nécessaire d’orienter les sciences et les techniques vers des finalités plus humaines.

Il y a l’idée que de plus en plus, face à l’accélération des  progrès technico-scientifiques et à l’énorme poussée démographique, les équilibres naturels dépendront des interventions humaines : à l’avenir ce ne sera plus seulement une défense de la nature qui sera en question mais une véritable offensive de réparation (réguler l’atmosphère terrestre, réparer le poumon amazonien).

Par ailleurs, la création de nouvelles espèces vivantes, animales et végétales rend urgent l’adoption d’une éthique écosophique et d’une politique basée sur le destin de l’humanité

Or, nous dit Guattari, comment s’en remettre aveuglément aux technocrates des appareils d’état pour contrôler les risques et les évolutions de ces domaines régis pour l’essentiel par les notions d’économie et de profit ?

Si une prise de conscience s’amorce concernant les dangers les plus voyants qui menacent l’environnement naturel, les modes de vie individuels et collectifs, eux, sont négligés par les instances politiques et les instances exécutives.

Pour Guattari, ceux-ci évoluent dans le sens d’une progressive détérioration, d’une infantilisation progressive due à la standardisation des comportements entraînée par la consommation mass-médiatique.

En effet, le capitalisme post-industriel s’est décentré vers les structures productrices de signes, de syntaxe et de subjectivité par le biais du contrôle sur les médias, la publicité, les sondages.

Face à ces redondances d’images et de comportements, l’altérité tend à perdre toute aspérité.

L’omnipotence du marché mondial, l’emprise des machines policières et militaires laminent les subjectivités, les systèmes particuliers de valeur.

Le développement du travail machinique et la révolution informatique vont rendre disponible du temps d’activité potentiel mais à quelle fin ?

Celle du chômage, de la marginalité oppressive, de la solitude, du désoeuvrement, de l’angoisse et de la névrose ou bien celle de la création, de la recherche, de la réinvention de l’environnement, de l’enrichissement des modes de vie et de la sensibilité ?

« Partout, que ce soit dans les pays développés ou en voie de développement, on retrouve ce principe de stimulation par le désespoir : instauration de plages chroniques de chômage et d’une marginalisation de plus en plus grande (jeunes, personnes âgées, travailleurs précaires) alors que les bonds technologiques seraient à même de rééquilibrer les activités socialement utiles sur la surface de la planète.

En effet, il n’y a pas eu de relation de cause à effet entre l’accroissement des ressources technico-scientifiques et le développement des projets sociaux et culturels. On note plutôt une dégradation irréversible des opérations de la régulation sociale. »

La nouvelle référence écosophique n’est pas une idéologie univoque mais elle indique les lignes de recomposition de la praxis humaine à toutes les échelles individuelles et collectives : réinvention de la démocratie, vie quotidienne, urbanisme, création artistique, sport.

Exit les mot d’ordre stéréotypés, réductionnistes, expropriant d’autres problématiques plus singulières et impliquant la promotion de leaders charismatiques.

L’écosophie sociale consiste à développer des pratiques spécifiques tendant à réinventer des façons d’être au travail, en ville, en famille, les modalités de « l’être en groupe » au niveau micro-social comme au sein des grandes institutions.

Il ne s’agit pas de retourner en arrière pour tenter de reconstituer les anciennes manières de vivre (après les révolutions robotiques et informatiques, la mondialisation des marchés, l’accélération des vitesses de transports) mais bien de « faire avec » cet état de fait : recomposer les méthodes et objectifs de l’ensemble du corps social « dans les conditions d’aujourd’hui ».

Vers une révolution de la sensibilité, de l’intelligence et du désir

L’écosophie mentale tendra, elle, à réinventer le rapport du sujet au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux mystères de la vie et de la mort, mais aussi à chercher des antidotes à l’uniformisation mass-médiatique et télématique, au conformisme des modes, aux manipulations de l’opinion par la pub, les sondages, à une finalisation du travail social dictée par l’économie de profit et les rapports de puissance.

Dans l’établissement de leurs repères, les trois écologies doivent se déprendre des paradigmes scientifiques en prenant en compte le mouvement et l’intensité des processus évolutifs.

A l’opposé du système et de la structure, ce processus, guidé par une logique différente, vise l’existence en train tout à la fois de se constituer, de se définir et de se déterritorialiser.

Les sciences humaines ont manqué les dimensions évolutives, créatrices et  auto-positionnantes des processus de subjectivation.

Or, les agencements individuels et collectifs sont potentiellement aptes, suivant un paradigme esthétique, à se développer loin de leurs équilibres ordinaires : tout doit toujours être réinventé, repris à zéro faute de quoi les processus se figent dans une répétition mortifère.

Il s’agit bien de re-singulariser l’individuel et le collectif face à cet usinage mass-médiatique synonyme de détresse et de désespoir.

La culture du dissensus

Face à cette intrusion progressive au sein de la vie quotidienne ou des données existentielles les plus personnelles, il nous appartient de cultiver le dissensus et la production singulière d’existence.

La démarche écologique s’efforcera de repérer ces vecteurs de subjectivation et de singularisation, de soutenir la production d’objets singuliers, de mise en suspens du sens. Il s’agit souvent de quelque chose qui se met en travers de l’ordre normal, un vecteur dissident dessaisi de sa fonction de dénotation et de signification.

Trouver un support expressif à ces « ruptures a-signifiantes » ces « catalyseurs existentiels », afin qu’ils s’imposent comme ayant toujours été là bien que totalement tributaires de l’événement existentiel qui les met à jour.

C’est aussi là un enjeu écologique majeur pour lutter contre les racines de l’angoisse, de la culpabilité et d’une façon générale de toutes les réitérations psychopathologiques.

C’est également une des particularités de la schizo-analyse : avoir comme référence Goethe, Proust, Artaud, Beckett plutôt que Freud Jung ou Lacan et se défaire de toutes références scientistes pour forger de nouvelles valeurs d’inspiration éthico-esthétique.

Ainsi, pour Guattari, « il est essentiel que se mettent en place de nouvelles pratiques micro-politiques et micro-sociales, de nouvelles solidarités, une nouvelle douceur accompagnée de nouvelles pratiques esthétiques et analytiques des formations de l’inconscient ».

Pratiques innovantes plus que lois, décrets ou programme bureaucratiques. Essaimage d’expériences alternatives centrées sur le respect de la singularité  et sur un travail permanent de production de subjectivité.

En outre, l’évolution technologique des médias (notamment leur miniaturisation et la diminution de leur coût) rend possible leur réappropriation par une multitude de groupes sujets capables de les re-singulariser.

Edgar MORIN

Sortir de l’âge de fer planétaire

Pour Morin, les fragments d’humanité sont désormais en interdépendance mais celle-ci ne créée pas de solidarités.

Il y a certes, à l’échelle planétaire, un processus d’unification technique mais l’on constate de formidables dislocations, régressions et fermetures qu’elles soient nationales, éthiques ou religieuses.

Les communications techniques et mercantiles ne créent pas de compréhension. « La cumulation des informations ne crée pas la connaissance.  L’accumulation des connaissances ne crée pas la compréhension ».

Le mythe du développement atteint ses limites : la croissance économique ne peut être le moteur suffisant et nécessaire de tous les développements sociaux, psychiques et moraux.

Après plusieurs décennies vouées au développement, le grand déséquilibre Nord-Sud demeure, les inégalités s’aggravent, le tiers-monde subit la cécité, la pensée bornée et le sous-développement moral et intellectuel du monde développé, l’économie dérégulée laisse libre cours au profit.

Le développement de l’aire technique bureaucratique entraîne la généralisation du travail parcellaire sans initiative, responsabilité ni intérêt.

La vie démocratique régresse : plus les problèmes acquièrent une dimension technique, plus ils échappent aux citoyens au profit des experts.

L’homme producteur est subordonné à l’homme consommateur (un consommateur est créé pour le produit plutôt qu’un produit pour le consommateur).

Morin plaide pour une sortie de cet « âge de fer planétaire ».

Il s’agit de fédérer la terre par une « civilisation de la civilisation » qui appelle l’intercommunication entre les sociétés et leur association à l’échelle planétaire. Celle-ci implique un dépassement de l’Etat-nation.

C’est une nouvelle géopolitique qui doit se mettre en place, décentrée et subordonnée aux impératifs associatifs, aux convergences de voies d’approches multiples.

Celle-ci devra s’articuler autour de prises de conscience :

  • de l’identité humaine commune à travers la diversité
  • de la communauté de destin qui lie chaque être humain avec la planète
  • du fait que les relations humaines sont ravagées par l’incompréhension
  • de la finitude humaine dans le cosmos
  • du caractère écologique de notre condition terrienne (relation avec la biosphère / abandon du rêve prométhéen de la maîtrise de la nature)
  • de la nécessité vitale du double pilotage de la planète (conscient et réflexif pour l’homme, inconscient et éco-organisateur pour la nature)
  • de la solidarité et de la responsabilité envers les enfants de la terre
  • de la prolongation dans le futur de l’éthique de la responsabilité et de la solidarité avec nos descendants (Hans Jonas)
  • d’une communauté de destin, d’origine, de perdition (nous sommes perdus dans le gigantesque univers et nous sommes tous voués à la souffrance et à la mort

L’enseignement doit parallèlement contribuer à une prise de conscience de notre « Terre-Patrie », à faire en sorte qu’une citoyenneté terrienne se mette en œuvre.

Morin dégage ainsi dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation sept thèmes nécessaires à enseigner (et a fortiori parce qu’ils demeurent totalement ignorés et oubliés), soit :

  • la cécité de la connaissance : erreur et illusion
  • les principes d’une connaissance pertinente
  • la condition humaine
  • l’identité terrienne
  • affronter les incertitudes
  • la compréhension
  • L’éthique du genre humain

Pensée complexe : « travailler à bien penser » 

Limites du calculable, antagonismes d’impératifs, contradictions éthiques, illusions de l’esprit humain : notre éthique est soumise à l‘incertitude, l’opacité, le déchirement et l’affrontement.

Morin considère qu’il est en premier lieu fondamental de reconnaître la complexité humaine pour sortir de ce qu’il appelle la pensée disjonctive. Il s’agit de révéler à ceux qui subissent la domination de structures mentales erronées qu’il est possible de s’en affranchir.

Au « mal penser » induit notamment par la parcellisation et la compartimentation du savoir, il faut opposer un « travailler à bien penser ».

Science et technique ont réussi matériellement mais échoué moralement.

La science, aventure que l’on voudrait désintéressée, est en réalité captée par les intérêts économiques. Elle est incapable de contrôler, prévoir ni même concevoir son rôle social.

Son hyperspécialisation contribue à la perte d’une vision d’ensemble.

Le développement de la technoscience se fait en l’absence de contrôle politique et éthique.

Morin plaide pour l’avènement d’une « scienza nuova » ce qui implique des réformes mentales, sociales, éducatives et politiques.

La politique, notamment, doit pouvoir intégrer en elle l’inconnue de l’avenir du monde, le pari, la stratégie, les contradictions de l’action, une connaissance pertinente ainsi qu’une volonté de réforme des relations entre humains.

La compréhension complexe doit comporter un « méta-point de vue » sur les structures de la connaissance, tout l’inverse des processus de disjonction/réduction (séparer ce qui est lié, unifier ce qui est divers) qui masquent les liens et les solidarités entre les éléments d’une réalité complexe et mène à l’incompréhension du global et du fondamental.

La simple erreur, l’indifférence, l’emprise des religions, des mythes et des idées, l‘abstraction, l’aveuglement, l’égocentrisme, sont autant d’obstacles à la compréhension « complexe ».

Enfin, la peur de comprendre, inhérente à l’effort de compréhension, doit également être questionnée : paradoxes et contradictions n’impliquent pas nécessairement faiblesse et abdication.

« Le domaine de l’action est très aléatoire, très incertain, il nous impose une vision très aigue des aléas, dérives, bifurcations et nous amène à une réflexion sur la complexité même ».

Reliance et compréhension

Face à une civilisation qui sépare plus qu’elle ne relie, l’impératif éthique fondamental est la reliance.

Le développement des spécialisations et le cloisonnement des individus tendent à enfermer l’individu dans des systèmes partiels et par là même conduisent à un morcellement et à une dilution de la responsabilité et de la solidarité

« Nous sommes désormais voués au self-service normatif. Autour de la notion des valeurs se fonde une éthique sans fondement. »

L’ensemble s’accompagne d’un développement du nihilisme, des communautarismes religieux et ethniques

Il s’agit de ressourcer une éthique civique. Ce principe d’inclusion est un acte de reliance avec autrui, voire avec l’espèce humaine.

En un mot, de régénérer la boucle individu / Espèce / Société.

Morin note que cet antagonisme entre « reliance » et « déliance » est présent aussi en physique où les forces de séparation, de dispersion et d’annihilation sont à l’œuvre en même temps que les forces de reliance (voir la formation des atomes d’hydrogène et d’hélium, la physique quantique).

La vie consiste en une résistance à la désintégration, à la dispersion.

La reliance implique :

– la reconnaissance (l’exclusion de l’exclusion mutuelle entre deux consciences),

– la courtoisie (le respect d’autrui),

– la tolérance (le respect du droit d’autrui à s’exprimer, l’idée qu’il y a une vérité dans les idées opposées aux siennes),

– la liberté (la possibilité du choix, et de faire en sorte qu’autrui puisse également l’augmenter),

– la fidélité,

– l‘amour (expérience reliante fondamentale qui exclut la tyrannie comme la hiérarchie),

L’incompréhension sévit au cœur des familles, du travail, entre individus peuples et religions (ethnocentrisme, religions propriétaires de la vérité révélée).

Le développement de l’individualisme a amplifié la possibilité d’examen personnel mais aussi, en parallèle l’autojustification et la « self-deception » : chacun tend à se donner raison (paradoxalement le monde intellectuel est gangrèné par cette hypertrophie de l’ego).

Or comment parvenir à argumenter et réfuter au lieu d’excommunier, à surmonter haine et mépris, à résister au Talion (« œil pour œil, dent pour dent »), à la vengeance, la punition, la barbarie intérieure et extérieure ?

Morin avance qu’il est fondamental, pour « apprendre à comprendre » d’accéder à trois types de compréhension :

1) La compréhension objective.

Acquérir, assembler, articuler les données objectives concernant une personne, un comportement, une situation

2) La compréhension subjective :

Compréhension de sujet à sujet, comprendre ce que vit autrui, ses motivations intérieures, souffrances, malheurs. Chacun porte en lui l’héritage génétique mais  en même temps  « l’inprinting », l’héritage d’une culture.

3) La compréhension complexe.

Elle est multidimensionnelle à la fois subjective et objective et se fonde notamment sur une anthropologie humaine.

Il s’agit notamment de reconnaître la double nature d’homo sapiens/demens (le cerveau triunique selon Mac Lean) qui comporte en lui trois instances cérébrales :

  1. a) le paléocéphale : héritage reptilien, source de l’agressivité, du rut et des pulsions primaires
  2. b) le mésocéphale : héritages des anciens mammifères, avec un développement de la mémoire à long terme et de l’affectivité
  3. c) le cortex qui s’accroît chez les mammifères jusqu’à englober les autres structures et former les deux hémisphères cérébraux (néocortex) source des comportements rationnels.

Selon le moment ou l’individu, il y a domination d’une instance sur une autre.

Enfin il convient également de prendre en compte la multi personnalité que tout individu porte en lui en fonction des rôles sociaux mais aussi des situations (de colère, de haine, de tendresse, ou d’amour).

La compréhension implique également de garder un état de veille sur soi-même : résister aux excès de jugement moraux (« moraline »), assumer nos propres pensées et non celles qu’on dit par ordre et par conformité, agir avec responsabilité (ce qui ne peut être que le cas d’un individu sujet doué d’autonomie).

C’est aussi garder en soi « curiosités et interrogations enfantines, aspirations juvéniles de fraternité et d’accomplissement, à côté du discernement de la maturité et de l’expérience de la vieillesse », lutter contre ce que Morin appelle « l’adultération ».

C’est parce que la compréhension « porte en elle une potentialité de fraternisation », qu’elle est à même de nous raccorder « aux forces vives de solidarité », de nous relier à autrui et, plus largement à notre univers.

André GORZ

Pas de « protection de la nature » sans défense du « monde vécu »

L’écosystème terrestre est la base naturelle, le contexte non reproductible de l’activité humaine.

A l’inverse des systèmes industriels, il possède une capacité autorégénératrice et autoréorganisatrice qui lui permet de s’autoréguler et d’évoluer vers une complexité croissante. Cette capacité est endommagée par des techniques qui perturbent les cycles biologiques et les boucles chimiques primaires et tendent à rationaliser et à dominer la nature, à la rendre prévisible et calculable.

Or nous dit Gorz, les approches actuelles axées sur la préservation du milieu naturel « visent plutôt une pacification ou une réconciliation avec la nature entendu dans le sens d’un ménagement qui prend en compte la nécessité d’en préserver les capacités autorégénératrices les plus fondamentales.

Il s’agit là de déterminer scientifiquement les techniques et les seuils de pollution écologiquement supportables, c’est à dire «  les conditions et les limites dans lesquelles le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi (…) ».

La prise en compte de ces contraintes se traduit désormais par une « hétéro-régulation » à base de réglementations techniques et administratives, taxations, subventions, et pénalités.

Celle-ci à l’avantage, selon ses partisans, de conduire au but de l’ « éco-compatibilité » sans que les mentalités, les systèmes de valeurs, les motivations et les intérêts économiques des acteurs sociaux aient à changer : « la prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de l’industrialisme et de la logique de marché, par une extension du pouvoir bureaucratique ».

L’état et les experts d’états s’érigent en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus « l’intérêt supérieur de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome de l’individu ».

L’impératif écologique, à partir du moment où il est investi par les appareils de pouvoir, sert à renforcer leur domination sur la vie quotidienne et le milieu social.

Or, bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de vie ne pose des questions de survie à l’humanité, le mouvement écologiste a été originellement une protestation spontanée contre la destruction « de la culture du quotidien » par les appareils  de pouvoir économiques et administratifs.

La « Nature » dont le mouvement écologiste exige la protection, n’est pas la nature des naturalistes ou celle de l’écologie scientifique.

La « défense de la nature » doit avant tout être comprise comme défense d’un « monde vécu » lequel se définit notamment par le fait que « le résultat des activités correspond aux intentions qui les portent, autrement dit que les individus sociaux y voient, comprennent et maîtrisent l’aboutissement de leurs actes ».

Gorz dénonce cette mise sous tutelle dans l’intérêt d’industries capitalistiques et d’appareils d’état, acquise en discréditant les savoirs vernaculaires (par l’« expertocratie », la formalisation juridique, la spécialisation) et donc en détruisant la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes.

La prise en compte des exigences de l’écosystème doit passer par le jugement propres d’individus, de groupes ou de réseaux autonomes « poursuivant leurs propres fins au sein du monde vécu ».

Il s’agit de défendre ce monde vécu contre le règne des experts, la quantification et l’évaluation monétaire, la substitution des rapports marchands de clientèle.

Produire plus, consommer plus, ou faire mieux avec moins ?

Gorz avance qu’il est impossible d’éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique du « toujours plus » menées depuis cent cinquante ans.

A l’instar d’une simple restructuration écologique, c’est bien de l’idée de décroissance dont dont il est question, d’un autre style de vie, d’une autre civilisation, d’autres rapports sociaux.

A défaut, l’effondrement ne pourra être évité. « La sortie du capitalisme aura donc lieu, d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare (…) la question porte seulement sur la forme que celle-ci prendra et sur la cadence à laquelle elle va s’opérer. »

Gorz élabore une analyse de la crise de développement du capitalisme  qui trouve son origine dans les bouleversements technoscientifiques.

Cette analyse repose sur deux constats :

1) Tout d’abord, le glissement du capital productif vers un capital financier sans lien avec l’économie réelle.

Production et investissement dans la production évoluent en effet vers une limite interne où ils cessent d’être rentables : « l’informatisation, la robotisation, ont permis de produire des quantités croissantes de marchandises avec des quantités décroissantes de travail. Le coût du travail par unité de produit ne cesse de diminuer et le prix des produits tend à baisser. Or plus la quantité de travail pour une production donnée diminue, plus la valeur produite par travailleur – sa productivité – doit augmenter pour que la masse de profit réalisable ne diminue pas. On a donc cet apparent paradoxe  que plus la productivité augmente, plus il faut qu’elle augmente encore pour éviter que le volume des profits diminue. La course à la productivité tend ainsi à s’accélérer, les effectifs employés à être réduits, la pression sur les personnels à se durcir, le niveau et la masse des salaires à diminuer ».

La production n’étant plus capable de valoriser l’ensemble des capitaux accumulés, une partie croissante de ceux-ci conserve la forme de capital financier. Une industrie financière se constitue qui ne cesse d’affiner l’art de faire de l’argent en n’achetant et ne vendant rien d’autre que de l’argent.

Cette masse de capital gérée par l’industrie financière dépasse de loin la masse de capital de l’économie réelle. Gorz prend pour exemple le total des actifs financiers mondiaux qui avoisinent, en 2007, les 160 000 milliards c’est à dire trois à quatre fois le PIB mondial.

Or la valeur de ce capital est purement fictive et repose en grande partie sur l’endettement d’où la menace de dépression, voire d‘effondrement de l’économie mondiale.

Mais c’est bien l’incapacité du système économique lui-même à se reproduire qui pose question et non un défaut de contrôle et une opacité de l’industrie financière.

2) En deuxième lieu, c’est l’accroissement de la rente comme but déterminant de la politique des firmes et ce au détriment de la valeur, qui pose problème.

En effet, le capitalisme a acquis le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables ainsi que celui de façonner les goûts et les désirs des consommateurs.

C’est la dépossession progressive du producteur direct de la propriété et de la maîtrise de son outil de production, puis du résultat même de cette production qui ont conduit à l’élimination de sa maîtrise originelle sur la nature et la destination des objets.

Le travailleur individuel « n’est plus qu’un accessoire vivant de cette machinerie ».

Disparaît dans le produit tout rapport au besoin immédiat du producteur et donc à la valeur d’usage immédiate.

C’est avec la mise en place progressive du « travail marchandise » que l’industrialisation, c’est-à-dire l’accumulation du capital, a été possible. 

Emancipation de la production par rapport aux besoins ressentis et sélection ou création des besoins en fonction du critère de plus grande rentabilité, la production est devenue avant tout, un moyen pour le capital de s’accroître.

Exit la norme du « suffisant » (gain suffisant pour l’artisan, bénéfice suffisant pour le marchand – par exemple) si bien enracinés dans les modes de vie traditionnels.

Il s‘agit maintenant pour les firmes, d‘éviter que la réduction des coûts de production n’entraîne une baisse correspondante du prix de la valeur en conférant aux marchandises des qualités incomparables et immatérielles.

Le but est de s’assurer l’équivalent d’un monopole grâce à une rente de rareté, de nouveauté qui masque, compense et souvent surcompense la diminution de la valeur.

« Le style, la marque, la nouveauté doivent conférer aux produits un statut comparable à celui des œuvres d’art ».

Dans ce système, il n’y a pas de création de valeur mais création de « surprix » au détriment des produits concurrents.

De même, l’accélération de l’obsolescence, la diminution de la durabilité des produits deviennent des moyens décisifs d’augmenter le volume des ventes.

Cette « culture de la consommation » mise sur l’individualisation, la singularisation, la rivalité, la jalousie.

« tout s’oppose (…) à l’autonomie des individus, à leurs capacités de réfléchir ensemble à leurs fins communes et à leurs besoins communs ; de se concerter sur la meilleure manière d’éliminer les gaspillages, d’économiser les ressources, d’élaborer ensemble, en tant que producteurs et consommateurs, une norme commune du suffisant (…) » , « tous les besoins et les désirs sont rabattus sur le besoin de gagner de l’argent et le désir de gagner plus ».

Vers une civilisation industrielle éco-compatible

De quelle croissance avons-nous besoin ?

Comment rétablir, dans le cadre de sociétés industrielles complexes, ce qui, dans la civilisation quotidienne pouvait servir d’ancrage à une norme commune du « suffisant », ce choix de travailler et de consommer moins compatible avec une vie meilleure et plus libre ?

Pour Gorz, ce rétablissement passe par la mise en œuvre d’une écopolitique et d’un projet écosocial basée notamment sur l’autolimitation et une sécurité existentielle renforcée pour chacun et chacune.

D’où les propositions de garantie d’un revenu suffisant indépendant de la durée du travail et de création d’espaces d’autonomie voués au temps libéré du travail (en vue de la reconstitution de tissus de solidarités et de socialités vécues tels les réseaux d’aides, d’échanges, les coopératives informelles…)

La vie et le milieu de vie doivent être soustraits à la domination de l’économique pour que croissent les sphères d’activités dans lesquelles la rationalité économique ne s’applique pas.

Conclusion / Ecologie et démocratie

Ces réflexions mènent  toutes de manières diverses à une réforme en profondeur de nos économies, de nos modèles politiques et modes de pensée, voire pour Gorz à un renversement de la notion de travail et de valeur inhérent à l’économie capitaliste.

Or aujourd’hui les actions multiples en faveur du développement durable sont focalisées sur les aspects purement environnementaux laissant le plus souvent de côté les données politiques, sociales et économiques. 

A l’exception d’initiatives singulières, la tendance est à la généralisation des labels, réglementations et certifications gérés par des associations d’industriels ou des corps de spécialistes.

S’agit-il  dans tous les cas  d’ « outils conviviaux » au sens où l’entend Illich? 

On peut légitimement s’interroger sur la multiplication des coups médiatiques et  politiques où  l’attractivité, va de pair avec des arguments de vente rentrant dans la logique marchande du nouveau et du périmé (voir les logements anciens relégués désormais dans la terminologie consacrée au rang d’épaves thermiques).

Les conditions actuelles de production, du bâtiment notamment, soutenue par l’exploitation massive d’une main d’œuvre intérimaire et précarisée, s’inscrivent-elle dans une logique durable ? 5

Ces nouveaux paradigmes de développement ne masquent-il pas les réels enjeux d’une éthique planétaire au sens où l’entendent Morin ou Castoriadis ?

Sans réforme pourtant indispensable des fondamentaux de notre système économique et de notre organisation sociale, n’amorçons-nous pas un cycle de production/consommation d’un nouveau type, accompagné de son usinage mass médiatique  (comme dirait Guattari) avec au final, la même perte de sens … et des sens ?

A l’exception de Hans Jonas pour qui la menace d’une solution politique autoritaire ne semble pas exclue compte tenu de l’urgence d’une autorégulation (avant tout prévenir la non-liberté, éviter le pire par l’heuristique de la peur), tous les auteurs cités  plaident clairement pour la mise en place de dispositifs institutionnels et politiques nouveaux en vue d’une transformation radicale des façons de décider, de participer aux choix collectifs, ou de représenter les électeurs.

Etat libre et éclairé « reconnaissant l’individu comme pouvoir plus altier et indépendant d’où dérive son propre pouvoir et son autorité », pour Thoreau.

Contrôle des « outils » par un renversement des cadres d’institutions  et une prise de contrôle des leviers politico-juridiques pour Illich

Projet démocratique radical visant « l’autonomie individuelle et collective » pour Castoriadis

Nouvelles pratiques « sociales et esthétiques » et mise en place de dispositifs « producteurs de subjectivités » pour Guattari

« Ecopolitique » et projet « écosocial » pour Gorz

Régénération de la démocratie et réalisation d’une « citoyenneté terrienne » pour Morin

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Dans un ouvrage récent 6, Pierre Rosanvallon propose une analyse des changements qui affectent les démocraties et constate qu’une recomposition silencieuse s’est engagée au tournant des années 80 : aux deux fictions fondatrices des systèmes électoraux représentatifs (la majorité valant pour la totalité et le moment électoral valant pour la durée du mandat) se sont peu à peu superposé trois manières d’approcher l’objectif d’une représentativité plus fine des électeurs, soit :

L’impartialité par le détachement des particularités : créations d’institutions indépendantes, lieux vides à distance raisonnée et organisée vis à vis des différentes parties impliquées d’une question (notamment autorités de surveillance et de régulation)

La réflexivité par la pluralisation des expressions de la souveraineté sociale : complication des sujets et des formes de démocraties pour réaliser des objectifs, corriger les inaccomplissements (notamment cour constitutionnelle, forums publics et politiques, agences d’évaluation…)

La proximité par la prise en considération de la multiplicité des situations en une immersion radicale dans le monde de la particularité et des singularités sociales (souci des individus concrets)

Pour Rosanvallon, l’ensemble offre un paysage évidemment très contrasté : « l’essentiel est en effet de tenter de dégager les concepts qui peuvent rendre intelligible ce monde émergent et plus encore de dégager les nouvelles formes démocratiques vers lequel il pourrait positivement évoluer »

L’auteur note par ailleurs que, paradoxalement, « cette complication progressive de la démocratie réutilise dans le monde contemporain toute une gamme de procédure et d’institutions organisatrices  d’expériences de liberté et de souci du bien commun précédant l’instauration du suffrage universel ».

Cette évolution de la représentativité, lente et chaotique, mènera-t-elle, seule, à une résolution des maux dénoncés par nos auteurs ?

Pour Jean-Paul Fitoussi et Eloi Laurent7, le lien entre démocratie et écologie s’avère essentiel : la condition de la mise en place d’un véritable altruisme intergénérationnel (dans l’esprit du rapport Bruntland) est avant tout la garantie d’une véritable justice sociale. Aussi plaide-t-il à la fois pour un relèvement de l’exigence démocratique et pour une décroissance…des inégalités. Celle-ci doit prendre appui sur une économie ouverte en interaction avec la vie sociale et biologique (a contrario de l’économie finie des économistes « classiques »).

Elle doit être contrôlée par des dispositifs affinés permettant d’évaluer le caractère équitable des politiques publiques (notion de « biens premiers » complétant l’indicateur IDH8), incluant notamment la liberté pour l’individu de mener des modes de vie divers.

C’est également cette folie qui consiste à dissocier l’économie de la société et de l’environnement que Tim Jackson9 dénonce avec force en proposant la fondation d’une nouvelle théorie macroéconomique dans laquelle l’hypothèse d’une croissance perpétuelle de la consommation, vue comme seule base de la stabilité et de la protection des emplois, est clairement réexaminée.

Pour Jackson, la notion en vogue du « découplage » (qui prône la poursuite de la croissance du PIB au vu de la baisse de l’intensité écologique par unité produite) ne tient pas face à l’arithmétique des chiffres : dans cette hypothèse, même à un rythme plus lent que le PIB, les émissions de CO2 continueront donc d’augmenter.10

Or, note Jackson, cette obligation d’encourager un niveau toujours plus élevé de consommation est relayée par les politiques dans une sorte d’injonction paradoxale : d’un côté on prône la protection des biens sociaux et la défense des limites écologiques, de l’autre on encourage la liberté des consommateurs qui entraîne la croissance.

Un état protecteur de la liberté des marchés dans la recherche débridée du consumérisme doit-il être la base de notre « contrat social » ?

Il s’agira donc de « détricoter la logique sociale du consumérisme », de sortir de cette « cage de fer » d’un système basé sur la nouveauté, alimenté par l’angoisse, par un perpétuel désir inquiet du « moi vide ». C’est bien cette perpétuelle « compétition improductive pour le statut » qui contribue, à terme, à la récession sociale.

L’enjeu, pour Jackson, consiste à proposer des alternatives viables pour un épanouissement basé sur des modes moins matérialistes, un partage du travail, la coopération plus que la compétition, un soutien fort apporté aux initiatives associatives. En bref une plus grande attention aux causes structurelles de l’aliénation et de l’anomie sociale.

Bruno Latour11 tente, quant à lui, de donner à l’écologie une philosophie politique sur mesure en mettant en avant la nécessité de rebâtir de nouvelles institutions et ce au travers d’une démarche expérimentale et innovante.

A l’opposition traditionnelle des faits et des valeurs, de la «Nature»12 et de la politique, il tente de substituer la vie publique d’un seul collectif, représentatif d’une multiplicité qu’il nomme « Plurivers ».

Les questions posées sont :

Combien sommes-nous ? Qui sont les candidats à l‘existence (humains et non-humains) ? Pouvons-nous vivre ensemble ?

C’est donc un pacte d’apprentissage et d’expérimentation collective qui est proposé, basé sur la mise en place de deux chambres où scientifiques, politiques et économistes sont pleinement mis à contribution.

En premier lieu, la « chambre haute » qui doit être à même de transformer « les borborygmes inarticulés d’une multitude d’entités»13 en vue de faire entendre un peu plus clairement les propositions (virus, pulsars, engrais, chimistes, fermiers, prions, soucoupistes, saumons peuvent être de la partie !).

En second lieu, la « chambre basse » qui effectue un travail d’ordonnancement et de hiérarchisation en posant la question : « Ces nouveaux êtres sont-ils compatibles avec l’existence réglée du collectif ? » et si c’est le cas : « Quelle est leur place légitime ? ».

Ce collectif, sans bord fixe et définitif 14 et sensible aux réalités insistantes et récalcitrantes15, s’inscrit dans une dynamique de composition progressive d’un « meilleur des mondes communs ».

 

BIBLIOGRAPHIE :

Henri David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, L’imaginaire Gallimard, 1992

Henri David Thoreau, La désobéissance civile, Mille et une nuits, 2000

Hans Jonas, Pour une éthique du futur, Payot, 1998

Ivan Illich, La convivialité, Seuil 1973

Ivan Illich, La perte des sens, Fayard, 2004

Martine Dardenne, Georges Tussard, Penser et agir avec Illich, Couleur livres, 2005

Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive – Entretiens et débats 1974-1997, Seuil, 2005

Felix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989

Edgar Morin, La méthode – 6. Ethique, Seuil, 2004

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Seuil, 2005

Edgar Morin, Terre-Patrie, 1993 – Nouvelle édition 2010 (préface), Points Essais

André Gorz, Misères du présent. Richesse du possible, Galilée, 1997

André Gorz, L’immatériel,  Galilée, 2003

André Gorz, Ecologica, Galilée, 2008

Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique, Points Essais, 2008

Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent, La nouvelle écologie politique, La République des Idées/Seuil, 2008

Tim Jackson, Prospérité sans croissance – La transition vers une économie durable, Etopia/De Boeck, 2010

Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 2004

Dominique Bourg, Kerry Whiteside, Vers une démocratie écologique, La République des Idées/Seuil, 2010

NOTES

1 L’économiste Keynes, contemporain de Thoreau, plus optimiste que son homologue Ricardo, considérait qu’il conviendrait de se défaire de ces habitudes névrotiques d‘accumulation de biens matériels, liées à notre désir de supériorité sociale mais ce uniquement au terme d’une croissance exponentielle de la productivité et du capital ; celle-ci menant à une telle élévation de la richesse des hommes qu’elle permettrait alors la satisfaction de tous les besoins « absolus » (besoins définis comme ceux que nous ressentons quels que puisse être la situation des autres individus) , dans une sorte d’état économique stationnaire, à l’instar de ce qu’imaginait également l’économiste John Stuart Mil. Voir J. M. Keynes, Economic perspectives for our grandchildren

2 Obsession prégnante que celle de la consommation, à tel point que l’argent épargné grâce à l’efficacité énergétique, par exemple, semble être désormais dépensé pour d’autres biens et services (effet rebond) : fait troublant, en France, « le progrès technique a entraîné une baisse du niveau d’émission unitaire de CO2 de la production et de la consommation (…) mais « l’augmentation du niveau de la production et de la consommation a de façon générale compensé les effets de cette baisse » Ainsi les progrès en efficacité énergétique ont été annulés par la croissance de la production et de la consommation : la France, en 2010, ne rejette pas moins de CO2 qu’en 1990 au vu des données du commissariat général au développement durable (Le Monde du 13.08.2010)

Sur un plan mondial également, selon de rapport annuel 2008 de l’AIE et « en dépit de la baisse des intensités énergétiques et en carbone, les émissions de dioxyde de carbone provenant de combustibles fossiles ont augmenté de 80% depuis1970. Les émissions sont aujourd’hui 40% plus élevées qu’en 1990, année de référence de Kyoto. » (Tim Jackson, Prospérité sans croissance, De Boeck, 2010)

3 Egalement ancien élève de Heidegger, Anders affirme contre lui, tout comme Jonas, la nécessité d’une analyse anthropologique et non ontologique. Ce qu’il appelle « l’obsolescence de l’homme » est la conséquence de l’extension du domaine machinique qui refoule l’homme à la marge de la production. Pour Anders, Auschwitz, « usine moderne dont la spécificité est de produire des cadavres » et dans une autre mesure Hiroshima, marquent le début de cette ère nouvelle. La télévision est vue comme une aide au développement du capitalisme pour résoudre le problème de ce qu’il nomme « la faim des marchandises ».

4 Héritier de l’école de Francfort, Habermas procède notamment à une critique de l’idéologie techno-scientifique désormais au service quasi exclusif de la production industrielle. Il prône un modèle politique démocratique et critique basé sur une théorie de « l’agir communicationnel »

5 Voir notamment : Nicolas Jounin, Chantier interdit au public – Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La découverte, 2008. Mais aussi, plus largement, les travaux du sociologue Robert Castel sur « l’institutionnalisation du précariat » et « l’insécurité sociale »

6 Pierre Rosanvallon, La légitimité démocratique, Points Essais, 2008

7 Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent, La nouvelle écologie politique, La République des Idées/Seuil, 2008

8 L’économiste indien Amartya Sen (prix Nobel d’économie 1998) a été amené, au début des années 90, à construire un nouvel indice, celui du développement humain, destiné à rivaliser avec le produit national brut (PNB), jusque-là seul retenu dans les statistiques. Cet indice prend en compte le taux de mortalité infantile, l’espérance de vie, l’accès à l’enseignement élémentaire, le taux d’alphabétisation et le nombre de médecins par habitants. Il a été retenu par l’ONU sous l’appellation d’ « indice synthétique du développement humain ».

« Le PNUD a annoncé vouloir réformer en 2010 le concept même de l’IDH, pour y intégrer d’autres indicateurs, liés aux inégalités, aux libertés politiques ou à l’environnement. La richesse est aujourd’hui surreprésentée au sein du l’IDH : la France a ainsi progressé de la 11e à la 8e place pour une seule raison : le PIB par habitant y a progressé de 5 % ». (Le Monde du 06.10.2009)

Mais cette réforme de l’IDH semble buter contre des difficultés liées aux données et méthodologies statistiques, comme en ont  témoigné en mars 2010 le groupe d’experts chargés d’évaluer le projet en cours.

9 Voir : Tim Jackson, Prospérité sans croissance – La transition vers une économie durable, Etopia/De Boeck, 2010

10 A ce mythe du « découplage relatif » Jackson oppose la réalité du « découplage absolu » :

– Tableau 1 : sans surprise, l’amélioration de l’efficacité dans l’utilisation des ressources mène également à une baisse des intensités d’émission.

Source : rapport annuel de l’AIE, graphique H1GCO

– Tableau 2 : en dépit de la baisse des intensités énergétiques et en carbone, les émissions de dioxyde de carbone provenant des combustibles fossiles ont augmenté de 80% depuis 1970 et sont aujourd’hui quasiment 40% plus élevées qu’en 1990.

Source : rapport annuel de l’AIE 2008, graphique 1.8

11 Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 2004

12 Une nature « épée de Damocles » et qui, selon Latour, dicte sa loi et paralyse la politique. Celui-ci s’oppose en ce sens à la vision moraliste et … culpabilisante développée par Hans Jonas.

13 «  Le logos n’est pas cette parole claire et distincte qui s’opposerait aux borborygmes des autres, mais l’embarras de parole qui reprend son souffle, qui recommence, autrement dit qui cherche ses mots dans l’épreuve. » Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 2004, p.274.

14 « (…) mouvement même de reprise incessante, le tracé des bords du collectif (est) un peu comme ces bâtons enflammés qui ne tracent des formes dans l’obscurité que par le mouvement rapide qu’on leur donne. Si la politique s’arrête, fût-ce une seule seconde, il n’y a qu’un point, qu’un mensonge, qu’un fou qui dit « nous tous » à la place des autres. » Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 2004, p.202.

15 « Le collectif avance à l’aveuglette ; il tâtonne ; il enregistre la présence d’entités nouvelles dont il ne sait pas d’abord si elles sont ennemies ou amies, si elles ont vocation à partager le même monde ou si elles lui échapperont pour toujours. Faute de prévoir, il doit gouverner. Sa canne blanche à la main, il prend lentement la mesure de l’ameublement de l’univers qui l’environne et qui le menace. » Bruno Latour, Politiques de la nature, La Découverte, 2004, p.275.

Biographies des principaux auteurs cités

Henry David THOREAU

Né à Concord, Massachussets, dans une famille pauvre – le père est marchand de crayons –  boursier grâce à sa paroisse, Henry David Thoreau (1817-1862) fait ses études à Harvard, revient à Concord comme maître d‘école et se fait licencier pour avoir refusé d’appliquer les châtiments corporels. Il fait la connaissance d’écrivains et poètes parmi lesquels Nathaniel Hawthorne et Emerson. Sa vie est partagé entre les vagabondages, l’écriture – notamment Walden ou la vie dans les bois (1854), La désobéissance Civile (1849) et ses prises de positions publiques en faveur des opprimés ou des anarchistes.

Hans JONAS

Né en Allemagne, Hans Jonas (1903-1993) a été l’élève de Husserl et de Heidegger. Il fut professeur à Jérusalem, au Canada, à New york et à Munich. Ses principaux livres traduits en français sont : La religion gnostique (1978), Le principe Responsabilité (1990), Le concept de Dieu après Auschwitz (1994), Le droit de mourir (1996), Entre le néant et l’éternité (1996).

 YVAN ILLICH

Né à Vienne en 1926 d’une mère juive et d’un père aristocrate catholique, Yvan Illich est mort à Brême en 2002. Il étudie la théologie et la philosophie à Rome, obtient un doctorat d’histoire à l’université de Salzbourg, puis part en 1951 aux États-Unis étudier les travaux d’alchimie d’Albertus Magnus à Princeton. En 1956, il est nommé vice-recteur de l’université catholique de Porto Rico. En 1960, après un différent avec sa hiérarchie, il quitte Porto Rico et fonde en 1961 le Centro Intercultural de Documentacion à Cuernavaca qui fonctionnera jusqu’en 1976. À sa fermeture, il revient en Europe et enseigne notamment l’histoire du haut Moyen-Age à Brême.

Son œuvre intègre une dénonciation des effets aliénants produits par les outils, institutions, moyens techniques mis en place au sein des sociétés modernes industrielles et la prise en compte du bonheur individuel, de la créativité et des valeurs d’usage comme facteurs de civilisation.

Libérer l’avenir (1971), La convivialité (1973), Énergie et équité (1973), Le chômage créateur (1977), Le travail fantôme (1981)

 Cornélius CASTORIADIS

Militant révolutionnaire et philosophe d’origine grecque, Cornelius Castoriadis (1922-1997) s’installe définitivement en France à partir de 1945. Il travaille comme économiste à l’OCDE de 1945 à 1970, est membre de l’Ecole freudienne de 1964à 1967 mais se fait surtout connaître pour la fondation d’un groupe et d’une revue, Socialisme ou barbarie, à l’influence considérable dans la France de Mai 68. En 1980, il est nommé directeur d’études à l’EHESS. Il publie de nombreux ouvrages dont L’institution imaginaire de la société (1975) et Les Carrefours du labyrinthe (1978-1999).

 Felix GUATTARI

Félix Guattari (1930-1992) est né à Villeneuve-les-Sablons, Loir-et-Cher. Il fut tout à la fois agitateur politique, psychanalyste et philosophe. Formé au départ par Jacques Lacan, il s’oriente très tôt vers la psychiatrie, en y associant une réflexion sur la psychothérapie institutionnelle. En 1950, il participe à la fondation et travaille à la clinique de La Borde, dont il sera jusqu’à sa mort, l’inspirateur et l’organisateur. Il y transforme radicalement les conceptions traditionnelles de la maladie mentale et des rapports entre soignants et soignés : ainsi, à La Borde, les malades participent à la vie collective de l’établissement. Il fut le fondateur du Cerfi, lieu collectif de recherches institutionnelles, et de la revue Recherches qui oeuvrera, jusqu’en 1982, au renouvellement des pratiques sociales. Il prend ses distances avec le lacanisme au fil de sa collaboration avec Gilles Deleuze. Parallèlement, il prend part notamment aux luttes anticolonialistes notamment pendant la guerre d’Algérie, préside à la naissance de nombreuses associations politiques et participe à la création des radios libres « Radio tomate » à Paris et « Radio Alice » en Italie. En 1987, il fonde la revue  Chimères. A ses ouvrages Psychanalyse et transversalité, L’’insconscient machinique ( ),  La révolution moléculaire ( ) Les trois écologies ( ), Chaosmose ( )  et Cartographies schizoanalytiques ( ) , s’ajoute une oeuvre philosophique importante écrite en commun avec Gilles Deleuze, notamment : L’anti-œdipe ( ), Mille plateaux ( ), Qu’est-ce que la philosophie ? ( ), et, avec Antonio Negri,  Les nouveaux espaces de liberté ( )

Edgar MORIN

Né à Paris en 1921, Edgar Nahoum grandit auprès de ses parents, juifs immigrés qui détiennent un magasin de textile. En 1938, il rejoint le mouvement des Etudiants frontistes socialistes, et l’année suivante entre dans la Résistance. Il prend alors le patronyme ‘Morin‘. A partir de 1958, il rejoint les rangs du Parti Communiste français, où il rencontre notamment François Mitterrand. Chercheur au CNRS (1950-1989), directeur de la revue Arguments (1956-1962), co-directeur à l’EHESS. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont La Méthode (6 volumes) est sans doute le plus important. Parmi ses autres principaux essais : L’Homme et la mort (1951), Le Cinéma ou l’Homme imaginaire (1956), La Rumeur d’Orléans (1969), Le Paradigme perdu : la nature humaine (1973), Sociologie (1984), Introduction à la pensée complexe (1991), La Complexité humaine (1994), Pleurer, rire, aimer, comprendre (1996), Pour entrer dans le XXIe siècle (2004), Le monde moderne et la question juive (2006).

André GORZ

Né à Vienne, André Gorz (1923-2007), émigré en suisse en 1939, s’est par la suite installé en France où il a été l’un des concepteur les plus actifs des Temps Modernes et l’un des fondateurs du Nouvel Observateur. Son travail a été révélé et soutenu par Sartre. Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels, aux éditions Galilée, Misères du présent, richesse du possible (1997), L’immatériel (2003), Lettre à D. (2008), Ecologica (2008)

 

Illustrations :        

Nicolas Moulin

Andréas Gursky

Sophie Ristelhueber

Christian Boltansky

Alain Bublex

Guy Debord & Asger Jorn

VILLA KUJOYAMA.

M.O : Ministère des Affaires Etrangères - AFAA - Association Française d'Action Artistique / Etude Kyoto / 1997

Lauréat 1996 de la Villa Kujoyama section architecture
En résidence à Kyoto – 96/97


www.villakujoyama.jp/histoire/
www.institutfrancais.com
villa-kujoyama.blogspot.fr


MUTATIONS

A court terme, les changements des structures familiales et l’apparition de nouveaux matériaux, objets et dispositifs techniques pourraient profondément modifier l’espace du logis et par là même les symboles qui s’y rattachent.

Remue ménage

La possibilité de transformer l’espace de son logement, comme l’explique le sociologue Pierre Merlin, est un thème pertinent qui mériterait d’être à nouveau développé. (1)
En fait, la notion de flexibilité est aussi ancienne que le logement lui-même et ce ne sont guère que les deux derniers siècles qui, en occident, ont fait de la rigidité la règle. 
Jusqu’au XVe siècle, en France, les pièces d’habitation (la salle et la chambre) sont des espaces polyvalents dont le mobilier seul détermine la fonction. Dès le XVIe siècle, l’affectation des pièces peut varier suivant la saison et le mobilier est réellement mobile.
Au Japon, la distribution traditionnelle du logement rural, modèle dominant jusqu’à la dernière guerre, se caractérise par la quasi-absence de fonction fixe attribuée à telle ou telle pièce, et l’utilisation d’un système de partition mobile (fusuma) renforce cette liberté d’usage.

Or, il est désormais possible techniquement, de concevoir des espaces largement adaptables et libérés de certaines contraintes (fluides, réseaux). 
Aux planchers épais dits « techniques », qui permettent un positionnement libre des zones à raccorder entre niveaux, s’ajoutent des systèmes de sols et cloisons conducteurs de basse et moyenne tensions qui éliminent de fait la fixité de l’appareillage électrique.

En ce qui concerne le contrôle des transparences et des opacités, déterminant dans l’élaboration du statut des espaces, on voit apparaître, notamment au Japon, de nouveaux produits verriers de haute technologie.
Le vitrage photochrome, dont la teinte se densifie suivant la luminosité ambiante, ainsi que le vitrage à cristaux liquides qui passe instantanément de l’opalescence à la transparence sont déjà commercialisés.
Dernier né, mais encore au stade de prototype (2), le vitrage « actif » électrochrome permet le contrôle instantané de la densité chromatique par commande électrique.

Chez soi, ailleurs

Dans un autre registre, on peut s’interroger sur l’impact spatial de l’introduction de l’informatique domestique (réseau internet, multimédia) qui tend à faire du logis une sorte « d’antichambre du monde », à la mode virtuelle : des combinaisons cybernétiques munies de visiocasques à images relief permettent désormais, chez soi, de s’immerger dans un monde créé ou reproduit par ordinateur.
Avec les nouveaux écrans TV (3) dont la conception rend dès lors possible le grand format sur une épaisseur réduite à quelques centimètres, le meuble « télévision » rend l’âme au profit d’un « plan image » qui, à terme , pourrait devenir mur, cloison, élément de la partition spatiale.

Nouvelles règles du jeu distributives, nouveau rapport intérieur / extérieur, mobilités, transparences, images, réseaux, autant de données qui sont prétexte à invention d’espace singuliers.
Volumes neutres à l’intérieur desquels s’organisent en deux ou trois dimensions les microcosmes domestiques voués aux désirs (honne) de chacun.

Meubles-cuisine, meubles-bain, meubles-lits (héritage du lit à baldaquin ou … des capsules hôtels), aux formes organiques.

Espaces plus « zen », mêlant transparences et émulsions lumineuses, découpés de plans amovibles ou de paravents high-tech (vitrages actifs, images TV) …

Unité suréquipée, lieu d’un agir sur le monde ouvert à la diversité, ce logis en mutation annoncerait-il une nouvelle symbolique tout aussi intense qu’étrangère à celle de cette antique culture domestique « du feu dans la cheminée, de la croix sur le gros pain » ?

Renaud Djian – Villa Kujoyama, Kyoto, 1996.

1) Note de 1996 : diversification des modes de vie et notamment complexification du cycle de vie familiale due à l’augmentation des divorces et des séparations

2) Note de 2011 : Saint-Gobain a lancé en novembre 2010 la production de vitrages photochromes grands formats (jusqu’à 3m2) ouvrant ainsi la voie à une utilisation plus large dans le bâtiment (notamment dans son application bioclimatique)

3) Note de 2011 : bientôt supplantés par les dalles souples OLED ou PHOLED  (organic/phosphorescent light emitting diodes) beaucoup plus minces et de surcroît plus économes en énergie.

Illustrations : la villa Kujoyama à Kyoto / Kunio Kato architecte.